mardi 20 octobre 2015

Intégrisme musulman : déficit de mots et de faits

Dans la foulée de la controverse entourant le port du niqab pendant la cérémonie d’assermentation pour recevoir la citoyenneté canadienne, la motion dénonçant l’islamophobie adoptée à l’Assemblée nationale a de nouveau mis en lumière une triste réalité : dans le débat sur l’intégrisme musulman au pays un vocabulaire commun autant que des faits sur lesquels appuyer l’analyse du phénomène font cruellement défaut.

Des mots


Ainsi, le 6 octobre dernier, dans une lettre au Devoir dénonçant l’adoption de la motion, trois intellectuels s’en prennent en ces termes à l’usage du mot islamophobie : « (…) en soutenant cette motion (…), nos députés ont avalisé, au plus haut niveau, le concept douteux d’islamophobie. Or, ce concept amalgame abusivement race et religion, et il a été instrumentalisé par les islamistes eux-mêmes pour empêcher toute critique de l’islam. La dénonciation des dérives de l’islam et des comportements abusifs de ses fidèles n’est absolument pas du racisme; elle correspond plutôt à une lutte citoyenne contre une idéologie politico-religieuse à visée théocratique. (…) »

Un collectif d’étudiants en science des religions réplique, le 15 octobre, dans les pages du même journal. Sur la question de l’islamophobie : « (…) Dans son acception actuelle, Le Grand Larousse (2014) le définit comme une “hostilité envers l’islam, les musulmans” et c’est en ce sens qu’il est accepté par ces importantes instances de lutte contre la discrimination. »

Si l’islamophobie est définie par les uns comme « une lutte citoyenne contre une idéologie politico-religieuse à visée théocratique » et par les autres comme « hostilité envers l’islam, les musulmans », la discussion devient impossible. On ne peut pas discuter de concepts, et se comprendre, si ces concepts n’ont pas le même sens pour ceux qui participent à la discussion, ou y assistent.

Et si, comme il semble être de plus en plus le cas, c’est le sens de « l’hostilité envers l’islam, les musulmans », qui l’emporte, il faudra alors inventer un nouveau vocabulaire pour nous permettre de distinguer les choses. En effet, si un seul terme désigne deux concepts aussi différents que l’hostilité envers une religion et l’hostilité envers ses adeptes, quel terme utiliser pour décrire celui qui est hostile envers la première, mais pas envers les seconds?

L’hostilité de nombreux québécois de la génération de nos parents envers l’institution de l’Église catholique, ses dogmes et ses promoteurs a permis de faire reculer son pouvoir au Québec et d’assurer la séparation de l’Église et de l’État. Cette hostilité s’est-elle accompagnée de racisme envers les fidèles, pères et mères, frères et sœurs, amis, voisin et collègues, tous membres de la même communauté et blancs de vieille souche? Évidemment pas.

Aujourd’hui, l’Église n’inquiète plus. Ses positions rétrogrades n’ont plus tellement d’impact sur notre vie démocratique et les batailles qui devaient être menées ont à peu près toutes été gagnées. Aujourd’hui, à tort ou à raison, c’est l’intégrisme islamique qui inquiète.

L’islam radical, et certains croient que c’est aussi le cas pour l’islam non radical, est en opposition frontale avec un certain nombre de valeurs fondamentales – nommons-les « progressistes », partagées par une majorité de citoyens et reflétées dans nos lois, nos tribunaux et nos institutions, par exemple l’égalité entre les hommes et les femmes, les droits des gais et lesbiennes, etc.

Comment donc nommer celui qui est indifférent envers l’origine ethnique et le bagage génétique des fidèles musulmans, et qui leur reconnaît le droit de pratiquer leur religion, mais qui est hostile envers l’islam, ses dogmes et ses promoteurs? Peut-on le taxer d’islamophobie? Celui qui célèbre la contribution des musulmans à la richesse culturelle du pays, qui veut ouvrir les bras à un certain nombre d’immigrants musulmans et soutenir leur intégration tout en militant activement contre l’idéologie rétrograde que certains traînent avec eux, peut-on le taxer de racisme?

À défaut de s’entendre sur les mots, il faudra bien apprendre à faire preuve de nuance si on veut discuter intelligemment de l’intégrisme musulman.

Des faits


Justement, la question pertinente qui s’impose est : doit-on discuter de l’intégrisme musulman? Pour être plus précis : l’intégrisme musulman est-il un phénomène suffisamment important ici qu’il mérite que nous l’examinions de plus près, que nous nous en préoccupions?

L’islam radical est instrumentalisé et financé par des pays qui disposent de ressources financières immenses. Il manifeste la volonté de conquérir les cœurs et les âmes partout dans le monde. Il s’accompagne du projet politique d’établir la charia comme loi fondamentale dans tous les pays. Il suscite un militantisme dévoué, sur le champ de bataille comme à travers divers regroupements de personnes dans de nombreux pays. Il encourage et commandite parfois le terrorisme. On sait cela, mais quel impact cela a-t-il ici, dans la réalité canadienne et québécoise?

On sait que du financement étranger arrive ici en soutien au militantisme islamique, mais combien? On sait que des imams radicaux influencent au quotidien des esprits, jeunes et moins jeunes, instillant ou renforçant en eux des valeurs rétrogrades et antidémocratiques — les poussant parfois même à aller faire la guerre ou à commettre des actes terroristes —, mais combien sont-ils et quelle est leur influence? On sait que dans certaines familles musulmanes, les femmes vivent encore sous le joug des pères et des frères, et que leurs libertés fondamentales sont violées au quotidien. Mais combien sont-elles, ces femmes? Quel est le meilleur moyen de leur permettre d’exercer leurs droits? Comment peut-on aider ces familles à épouser les valeurs occidentales, fruits de longs et parfois âpres combats menés par les générations précédentes, au premier chef les femmes?

Nous avons peu de réponses à ces questions et ne pouvons nous fier aux grands titres des journaux pour refléter fidèlement la situation. Cette absence de données objectives nous condamne à un dialogue de sourds marqué d’amalgames et de généralités qui ne peuvent qu’exacerber les désaccords et nous éloigner de solutions valables.

Un passage du texte d’opinion du 6 octobre donne une bonne idée des pièges du langage et de la difficulté de discuter ces enjeux sans données fiables. Ainsi, les signataires affirment que la motion « (…) omet de dire que les adeptes de l’islam posent d’énormes problèmes d’intégration aux sociétés occidentales, aussi bien en Europe qu’en Amérique, (…) »

D’abord, une généralisation, à mon avis fausse : « (…) les adeptes de l’islam posent d’énormes problèmes d’intégration aux sociétés occidentales (…) ».

On devine sans peine que l’intégration d’un groupe de personne dont le système de valeur est fondamentalement différent de celui de la société d’accueil peut poser d’énormes problèmes. Le nier serait de l’angélisme. Mais tout dépend du nombre de personnes formant le groupe, du nombre de personnes formant la société d’accueil, de la distance séparant effectivement leur système de valeurs respectif et du rythme de l’intégration. En affirmant que « les adeptes de l’islam » posent problème, je crois que les auteurs généralisent à outrance et nuisent à la discussion.

Les auteurs corrigent le tir plus loin, en précisant, au sujet des musulmans, que « (…) nombre d’entre eux, favorables à cette loi inique et rétrograde qu’est la charia, revendiquent avec opiniâtreté des accommodements religieux qui nient la laïcité et les valeurs des démocraties modernes. (…) »

On peut ici reprendre la conversation, mais pas très longtemps, car on se bute rapidement à un manque de données. En effet, « nombre d’entre eux », c’est combien? S’il s’agit de 10 personnes à Montréal, on devrait peut-être parler d’autre chose. S’il s’agit de 3000, la discussion mérite peut-être d’avoir lieu.

Dans sa réplique du 15 octobre, le collectif contribue à son tour à embrouiller les choses : affirmer que « (…) “nombre de musulmans sont favorables à la charia”, (…) serait nier les nombreuses voix et organisations musulmanes qui, ici comme ailleurs, se sont élevées contre cette volonté limitée à certains mouvements plus radicaux. (…) ». Que des voix musulmanes s’élèvent contre le radicalisme, c’est bien, mais ça ne change rien à l’importance de celui-ci. Pourquoi  noyer le poisson?

Le collectif critique également les propos selon lesquels la radicalisation qui sévit aujourd’hui émane du fondamentalisme islamique et que la majorité des actes terroristes sont commis par des fanatiques musulmans, car selon les signataires, ces propos « (…) offre[ent] un regard réducteur qui nie une réalité plus complexe concernant la montée des mouvements, groupes et courants radicaux et extrémistes qui menacent la sécurité et la cohésion sociale tant en Occident qu’en Orient. (…) » Il dresse ensuite une liste d’attentats commis au nom d’idéologies qui n’ont rien à voir avec l’islam radical.

Ainsi, il ne serait pas pertinent de parler de l’origine islamique de la radicalisation et de lui attribuer les horreurs dont elle est responsable au prétexte que la radicalisation a aussi d’autres origines. Que l’importance de la radicalisation d’origine autre qu’islamique soit mineure en comparaison ne semble pas compter.

Pourquoi faut-il donc taire certaines réalités? Pour éviter de stigmatiser une communauté? Pourtant, le flou qui s’installe lorsqu’on refuse de nommer les choses et de reconnaître ce qui est ne constitue-t-il pas un terreau fertile dans lequel naissent et croissent les pires et les plus irrationnels sentiments? Les préjugés, la peur, la haine de l’autre…

Si nous refusions le silence auquel nous confine la crainte de faire des vagues, si nous faisions preuve de bonne foi, si nous cessions de pervertir les mots, d’associer toute réserve sur l’islam ou l’immigration à du racisme, et si nous disposions de données objectives sur les phénomènes que nous prétendons analyser, alors seulement pourrions-nous établir un dialogue fructueux, faire reculer l’intolérance et apprendre à vivre ensemble.